Dans la guerre entre Israël et l'Iran, il ne faut pas regarder qu'Israël
Le 13 juin, Israël a commencé à bombarder des infrastructures militaires et énergétiques en Iran, ce qui lui a valu une large condamnation internationale à gauche et des soutiens venant plutôt de droite et d’extrême-droite. Les Etats-Unis ont également bombardé des infrastructures iraniennes, apparemment sans faire de victimes. En riposte, l’Iran a bombardé des intérêts américains au Qatar et en Irak.
La guerre est rarement facilement justifiable. L’attaque d’Israel est en dehors du droit international (comme les bombardements américains et iraniens). Elle est perpétrée par un gouvernement d’extrême-droite responsable de massacres à Gaza.
Mais à se focaliser sur Israël et les personnes qui défendent Israël on ne voit plus l’Iran. Dans cette histoire focalisée sur Israël, le régime iranien s’en sort à bon compte et l’opposition démocratique iranienne est confrontée à deux mauvaises alternatives. Soit l’opposition s’adosse à la cause palestinienne et prend parti contre Netanyahou. Le slogan serait : “A Gaza, A Téhéran, Netanhayou assassin”. Ce serait oublier qu’à Gaza, le Hamas sert de proxy à l’Iran et que le slogan à Téhéran est plutôt : « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran ». Soit l’opposition cherche la protection des néo-conservateurs américains, pro-Netanyahou, les seuls à sembler vouloir activement changer de régime (“Le fils du Shah plutôt que le Mollah”). S’il faut choisir un camp, le piège serait de choisir son camp dans le clivage créé par le conflit israélo-palestinien.
Brève chronologie des guerres d’Iran
Dans la nuit du 13 Juin 2025, Israël a attaqué l’Iran par des bombardements visant notamment de nombreuses infrastructures militaires et énergétiques ainsi que des scientifiques travaillant dans le programme nucléaire militaire. Au 22 juin, l’organisation HRANA fait état de 865 morts côté iranien, dont la moitié de civils.
C’est environ en 10 jours le nombre d’exécutions par le régime iranien durant l’année 2024 selon l’ONU (901 executions en 2024). Le nombre de victimes est jusqu’ici relativement faible en comparaison avec d’autres conflits en cours : 50 000 morts à Gaza selon l’OMS ; peut-être 250 000 dans la guerre russo-ukrainienne.
La guerre entre l’Iran et Israël n’a pas commencé le 13 Juin 2025. Elle dure en réalité depuis au moins 40 ans, l’Iran utilisant des groupes armés “proxy” (le Hezbollah, le Hamas puis les Houthis) afin de ne pas apparaitre directement comme parti prenante. Malgré cela, les liens notamment entre le Hezbollah et les Gardiens de la révolution (en particulier la force Al-Qods) ne relèvent pas du fantasme conspirationniste : ils sont très bien établis et à peine cachés. Le Hezbollah se réfère au Guide suprême iranien comme autorité religieuse et partage renseignements et financement avec la force Al-Qods. Al-Qods voulant dire “Jerusalem”, l’objectif du groupe est assez explicite. La force Al-Qods et le Hezbollah sont considérés comme des organisations terroristes par la France.
Les guerres de l’Iran ne se limitent pas à Israël et le fait que le Hezbollah soit considéré comme une organisation terroriste par la France n’est pas une décision arbitraire. Entre 1985 et 1986, le Hezbollah est responsable de 14 attentats à la bombe dans des lieux fréquentés à Paris dont la librairie Gilbert Jeunes, la FNAC des Halles, la poste de l’Hôtel de ville, la rue de Rennes devant le magasin Tati, le plus meurtrier (7 morts, 45 blessés) des quatorze attentats revendiqués par le « Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient » (en tout 14 morts et 303 blessés entre 1985 et 1986). De part les lieux visés, les victimes de ces attentats sont des civils visés de façon arbitraire. Quelque soit les motifs de l’Iran, l’idée est ici de souligner que l’Iran intervient à l’extérieur, jusqu’en France, par l’intermédiaire de ses proxys, proxys qui par ailleurs peuvent avoir une certaine liberté d’action mais qui ont pour avantage de ne pas relever dans l’opinion public du “droit international” (La Russie a également utilisé cette technique dans le Dombass). Il existe plusieurs organisations armées en Iran plus ou moins indépendantes, mais toutes sous l’autorité du Guide Suprême : l’Armée, les gardiens de la révolution, Al-Qods, et même parfois le Hezbollah peut opérer en Iran, notamment lors des récentes manifestations “Femmes, Vie, Liberté”. Cette organisation messy est une force quand les conflits sont eux-mêmes difficilement intéprétables et répond aux objectifs d’une puissance relativement faible d’un point de vue international (mais l’Iran est plus puissant que le Liban, la Syrie, la Palestine, ou le Yemen où ses proxys opèrent en dehors du droit international).
La compréhension de ces conflits oblige à remonter à la révolution de 1979 qui renverse le régime du Shah et transforme l’Iran en république islamique. Le Shah est à la tête d’un gouvernement autoritaire et corrompu soutenu par les États-Unis. La révolution est le fait de groupes islamiques d’une part, socialistes et communistes d’autre part, ces derniers étant en partie soutenus par une classe moyenne urbaine et laïque. Les islamistes sont mieux organisés, moins divisés, et finissent par accaparer le pouvoir, via leur leader médiatisé, l’Ayatollah Khomeini. Cette issue n’était pas déterminée à l’avance, mais dans la région la pire alternative, si elle n’est jamais certaine, a tout de même tendance à advenir.
Dans les années suivantes de nombreux révolutionnaires de la gauche laïque sont torturés et exécutés. D’autres ont réussi à partir en exil. Il ne faut pas non plus oublier, parmi les guerres du régime iranien celle qu’il mène contre les femmes.
Aujourd’hui
Jusqu’à ce jour, les mollahs et les gardiens de la révolution profitent de la division de l’opposition entre ceux qui militent pour le retour du prince et une monarchie constitutionnelle, et ceux qui prônent une solution plus radicale (“ni Shah ni Mollah.”). Tous défendent l’intégrité territoriale de l’Iran. Le prince étant en exil aux États-Unis et proche du milieu républicain néo-conservateurs (les interventionnistes qui s’opposent aux isolationistes Maga), la solution de la monarchie constitutionnelle implique que les États-Unis (et donc Israël) seraient au moins dans un premier temps responsables de l’intégrité territoriale de l’Iran. Il n’y a pas de groupes armés non étatiques en Iran (ou très peu). Contrairement à d’autres pays dans la région, il n’y a pas (ou peu) de conflits tribaux dans le pays. Ce qui est un inconvénient du point de vue du changement de régime, peut être un avantage pour l’après.
Si le changement de régime par les bombes est un risque en Iran et comme précédent, un changement de régime est tout de même souhaitable. Si les seuls à l’étranger qui s’organisent dans cet objectif sont les néoconservateurs américains, il n’est pas étonnant qu’une partie des opposants au régime se réjouisse que les bombes israéliennes tombent sur les gardiens de la révolution, même les opposants qui ne se réjouissent pas outre mesure du retour du prince en exil.
Aujourd’hui le paradoxe est que les bombes israéliennes ont pour effet immédiat de tuer des membres d’un régime oppresseur qui torture et exécute les opposants venant de la gauche laïque iranienne.
Quelles réactions politiques?
La gauche française et internationale condamne de façon jusqu’ici relativement unanime les bombardements d’Israël en Iran au nom du droit international. Suite aux bombardements américains, la gauche américaine condamne les bombardements américains principalement, et de façon légitime, au nom du droit américain et de l’absence de vote au Congrès. La réaction initiale d’Emmanuel Macron est d’invoquer le droit d’Israël à se défendre. Le Chancelier allemand Fridriech Merz approuve lui l’action militaire ainsi que Trump. A première vue, la dénonciation de l’intervention israélienne semble en ligne avec un clivage gauche/droite. Plusieurs interprétations sont possibles (sans hiérarchie) : (1) la dénonciation du régime iranien est plus courante à droite par opposition à l’islamisme politique ; (2) la dénonciation d’Israël est plus fréquente à gauche, notamment dans la gauche altermondialiste par soutien à la cause palestinienne. Celle-ci mêle dénonciation d’une puissance occupante, anti-impérialisme occidental, défense d’un peuple opprimé. La position est exacerbée par les crimes de guerre à tendance génocidaire commis à Gaza ; (3) Au sein de la droite et de la gauche, la droite conservatrice et nationaliste est beaucoup plus prone à soutenir les interventions militaires tandis que la gauche altermondialiste est beaucoup plus prône à dénoncer les interventions militaires où à ne les justifier que dans le cadre du droit international.
L’antimilitarisme et le droit international sont deux positions respectables mais partiellement incompatibles. Il ne peut y avoir de droit international sans contrainte extérieure pour le faire respecter. Il ne peut y avoir d’Etat de droit sans police et système judiciaire pour l’appliquer. De même, il ne peut y avoir de droit international sans force armée pour l’appliquer.
Prenons l’exemple d’un autre conflit, l’invasion russe en Ukraine. Cette invasion constitue une violation manifeste par la Russie de toutes les règles du droit international en termes d’utilisation de la force armée pour annexer des territoires souverains reconnus comme ukrainiens par la Russie. Faire respecter le droit nécessite a minima de permettre à l’Ukraine de se défendre et donc de financer son armée. Etre contre le financement de l’armée ukrainienne revient de facto à être contre l’application du droit international.
A l’absence de gendarme international s’ajoute l’absence de juge international. Le droit international est de facto contraint par le véto de la Russie ou des Etats-Unis au Conseil de Sécurité de l’ONU. La Russie est belligérente en Ukraine et a bombardé en Syrie pour défendre le régime de Bachar el-Assad. Poutine entretient également des relations étroites avec l’Iran. Les Etats-Unis sont eux alliés à Israël, que les démocrates ou les républicains soient au pouvoir.
Il faut appliquer le droit international, mais on ne peut s’arrêter au droit international. Si on ne peut s’arrêter à la légalité des conflits, on doit s’intéresser à leur légitimité et abandonner relativisme ou opportunisme rhétorique. Comparons avec l’Ukraine en se focalisant sur les deux pays envahi ou bombardé. La menace que l’Ukraine fait porter à la Russie est d’adhérer à l’OTAN ou l’UE (ce qui est le cas aujourd’hui d’autres pays limitrophes à la Russie). La menace que l’Iran fait porter à Israël et au monde est de développer un programme nucléaire militaire alors même que l’Iran a pour objectif officiel d’éliminer Israël et plus largement de mener le Jihad islamique à l’extérieur de ses frontières. Chacun peut admettre que les deux situations ne sont pas qualitativement équivalentes.
Khameini qualifie ainsi Israël de tumeur cancéreuse dans un discours qui ne cache pas que la guerre par proxy a des objectifs plus larges :
« Cette tumeur cancéreuse a progressé par étapes et son traitement doit aussi se faire par étapes. Plusieurs intifadas (…) ont permis d’atteindre des objectifs d’étape très importants et continuent (…) jusqu’à la libération totale de la Palestine. »
L’antisionisme et la misogynie sont deux piliers qui structurent le régime iranien. L’antisionisme ne se limite pas à la critique de l’Etat d’Israël ou de ses dirigeants criminels. Il s’étend à la légitimité de la population juive de vivre dans ce territoire.
Mais le régime iranien a l’atout de s’opposer à Israel et de pouvoir jouer le faible contre le fort. Et Israel est aujourd’hui dirigé par des fanatiques criminels de guerre menant un massacre à caractère génocidaire à Gaza…
Où se situe le réalisme et la légitimité ? Si le réalisme en Ukraine devait tenir compte que la Russie est une puissance nucléaire, le réalisme en Iran veut aujourd’hui que l’on empêche les mollahs et les gardiens de la révolution de mettre la main sur l’arme nucléaire. Certes la question de savoir quel est le meilleur moyen est compliquée et l’intervention militaire ne peut jamais être la meilleure solution mais seulement la moins mauvaise. Certes, Netanyahou et sa bande veulent détourner l’attention de leurs crimes de guerre. Mais on peut aussi interpréter l’attaque d’Israël, et celle des Etats-Unis qui en découle, comme utilisant une fenêtre d’opportunité géopolitique permettant d’atteindre un objectif que tout le monde devrait partager : les mollahs, les gardiens de la révolution et leurs proxys ne doivent pas mettre la main sur l’arme nucléaire.
L’objectif de non-prolifération est partagé par les personnalités proéminentes de l’opposition iranienne, dont les Prix Nobel de la paix Narges Mohammadi et Shirin Ebadi, à la suite des bombardements israéliens (Le Monde) :
Profondément attachés à l’intégrité territoriale de l’Iran et au droit inaliénable de son peuple à disposer de lui-même dans le cadre d’une souveraineté véritable, nous considérons que la poursuite de l’enrichissement d’uranium et la guerre dévastatrice entre la République islamique et le régime israélien ne servent ni les intérêts du peuple iranien ni ceux de l’humanité. Ce conflit ne se contente pas de détruire des infrastructures et de faucher des vies civiles, il constitue une menace grave pour les fondements mêmes de la civilisation humaine.
Quelles leçons?
Il n’y a jamais pas de solution simple mais il ne faut pas tomber dans le piège de penser qu’en l’absence de bonne solution, le statu quo serait préférable.
La façon dont la communauté internationale gère des risques qui sont lointains mais qui s’accroissent lentement, peuvent faire penser qu’agir maintenant est une bonne option. L’intervention contre le programme nucléaire est utile.
Les changements de régime se passent en général mal, mais c’est également vrai des décolonisations : c’est lié à la nature même de ces régimes oppressifs qui ne laissent pas vivre d’opposition. L’affaiblissement du régime comme dommage accessoire est utile.
La gauche doit arrêter d’utiliser le conflit palestinien comme matrice d’interprétation de tous les conflits au Proche et Moyen Orient, voire partout dans le monde. Ou alors elle doit intégrer le fait que le conflit palestinien est instrumentalisé des deux côtés par des puissances impérialistes. L’impérialisme américain, le colonialisme occidental, existent mais ne doivent pas occulter le fait que des peuples sont opprimés, colonisés, par des personnes qui ne sont pas des hommes blancs occidentaux. Si on adopte une logique décoloniale, le régime des Mollahs a toutes les caractéristiques d’une colonisation interne : dépossession politique, culturelle, morale, prédation économique au profit d’une petite caste.
La gauche communiste, laïque, iranienne a payé cher pour savoir que l’ennemi de mon ennemi n’est pas nécessairement mon ami. Elle a également payé cher pour savoir que dans le chaos, les choses ne tournent pas forcément au mieux. Netanyahou n’est pas l’ami des démocrates ; le massacre et les crimes de guerre en cours à Gaza sont injustiables. Malheureusement, les bombes qui tombent sur les infrastructures du nucléaire militaire et les gardiens de la révolution qui les protègent sont tout de même utiles.
Conclusion
Dans Les graines du figuier sauvage, sorti en 2024, le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof fait le portrait d’un (partisan du) régime, qui, paranoïaque, s’en prend à ses propres enfants et finit par s’écrouler par lui-même. Le changement de régime ne vient pas d’en haut mais commence à la maison.
Si Rasoulof est optimiste, dans Un simple accident, palme d’Or 2025, Jafar Panahi est lui prévoyant. Le film pose la question de la réparation face aux tortionnaires et celle du cycle infini de la violence. La réponse du cinéaste est à la fois humaniste et ambivalente. La condition de la paix est de casser le cycle de la violence, mais pour pouvoir amnistier, il faut le vouloir mais aussi être en position de le faire.
Pour casser l’engrenage de la violence, il faut être celui qui tient le pistolet.