“Nous sommes les 99%” est un mauvais slogan. Il fait croire que le clivage politique primordial est entre les 1% et le reste de la population. Ce n’est pas le cas en démocratie, s’il faut 50% des électeurs pour atteindre une majorité. Les 99% sont divisés politiquement et c’est normal. Aux Etats-Unis, et de plus en plus en Europe, la gauche apparait être dans le camp des élites et ce n’est pas faute de dénoncer les milliardaires.
On entend à gauche qu’il faut taxer les 1%, les 0,1% ou les ultra-riches et ce n’est pas un mauvais objectif. Mais souvent, lorsque j’entends qu’il faut taxer les 0,1 et les 1%, je me retourne et scrute l’assemblée et me rend compte qu’elle est probablement composée de classes moyennes supérieures, c’est à dire de personnes qui font partie des 10 ou 20% les plus aisés, mais pas des très riches, les 1 ou 0,1%. Or, le seuil de richesse à 1% n’est pas un seuil magique. En matière d’imposition, s’il est juste de taxer les 1%, il est probablement également juste de taxer les 10 ou 20%. Il y a quelque chose d’hypocrite voire de clientéliste à vouloir taxer les 1% tout en s’exonérant nous-même, les 20%. Dire “nous sommes les 99%”, c’est trop souvent l’occasion pour les classes moyennes supérieures de se mettre dans la même catégorie que les 50% plus pauvres, plutôt que dans celles des 10 ou 20% les plus aisés.
Prenons l’exemple du patrimoine. Selon l’INSEE, il faut un patrimoine de 2,2 millions d’euros pour rentrer dans les 1% et de 710 000 pour rentrer dans les 10%. Il y a un ratio d’un à trois qui peut paraitre élevé. Mais le patrimoine de la famille Arnault est à l’heure que j’écris… de 190 milliards d’euros (Challenges). Le ratio entre le seuil d’entrée dans les 1% et le plus riche des 1% est donc d’1 à 86 000 ! Bernard Arnault est 86 000 fois plus riche que le moins riche des 1%. Objectivement, ce moins riche serait légitime à ne pas vouloir être mis dans la même catégorie que Bernard Arnault. Même Bolloré, 14ème du classement Challenges avec 11 Mds, n’a pas une fortune du même ordre de grandeur qu’Arnault. Le ratio des fortunes d’Arnault et de Bolloré est plus élevé que celui entre le seuil des 1 et des 10%. Lorsque l’on regarde vers le haut, les riches sont toujours plus éloignés les uns des autres.
Les patrimoines sont très concentrés, mais pas de telle sorte qu’il suffirait de taxer les plus riches pour lever des recettes suffisantes. En comptabilité nationale, le patrimoine des ménages est estimé à environ 14 000 milliards d’euros, soit 10 fois plus que leurs revenus, et plus de 5 fois le PIB (INSEE). Selon l’enquête Histoire de vie et Patrimoine, les 1% détiennent 15% de la masse de patrimoine (INSEE), soit environ 2100 milliards si on l’applique au total de la comptabilité nationale. [Ces chiffres font l’objet de débat : pour le wid, les 1% détiennent plutôt 25% de la masse de patrimoine]. Mon argument est le suivant: même si on arrivait à taxer l’ensemble du patrimoine des français à un taux de 1%, cela représenterait des recettes de 140 milliards. Si on ne taxe que le patrimoine des 1%, alors cela représenterait 21 milliards. Si on se place du point de vue de ceux qui n’ont pas de patrimoine, un point de vue pertinent vu que la moitié de la population ne détient que 8% du patrimoine, alors la différence de rendement entre ces deux impôts est de 119 milliards ! Du point de vue de ceux qui n’ont pas de patrimoine, lever l’impôt sur tout le monde plutôt que sur les 1% seulement ferait pour eux soit beaucoup d’impôts en moins, soit beaucoup de services publics supplémentaires !
C’est le paradoxe de la redistribution, tel que l’avait souligné Korpi et Palme (1998, voir aussi Guillaud et al). Si on essaye de concentrer l’impôt sur les plus riches seulement, on restreint l’assiette fiscale… et donc les recettes… et donc la redistribution. De même qu’une politique pour les pauvres est une pauvre politique, un impôt que pour les riches…est un pauvre impôt, ou du moins un impôt à faible rendement.
On peut illustrer ce paradoxe par un débat actuel. Dans le débat sur le PLF 2025 et la loi spéciale, la gauche s’est battue avec d’autres groupes contre le gel de l’impôt sur le revenu, car ce gel ferait rentrer 380 000 ménages dans l’impôt sur le revenu. Mais la contrepartie serait de faire payer les riches beaucoup plus. Le graphique ci-dessous tiré du blog de l’OFCE (Quel impact d’un gel du barème de l’impôt sur le revenu ?, Madec 2024) illustre le paradoxe de la redistribution. Il montre l’impact en euros d’un gel des 2 dernières tranches du barème de l’impôt sur le revenu, d’un gel des 3 dernières tranches ou un gel total (reconduction des barèmes en euros tel que prévu par la loi spéciale). On voit que cibler la mesure sur les plus aisés leur est favorable : certes ce sont les seuls qui payent, mais ils payent beaucoup moins ! Le gel du barème de l’IR est très progressif (même si peu ciblé sur les 1%) et rapporte des recettes non négligeables, d’autant plus que l’effet se cumulerait d’années en années.
Fig : Comparaison des effets des possibles réformes par vingtième de niveau de vie (Madec, 2024)
La redistribution nécessite donc à la fois de la progressivité et des assiettes larges. Il existe une tension entre progressivité et rendement et les pays les plus égalitaires sont ceux qui font le choix des rendements les plus élevés. Aussi, il est à la fois illusoire et dangereux d’asseoir une fiscalité sur une assiette que l’on voudrait voir disparaitre. Si l’on veut un modèle social pour les 99%, la logique serait qu’il soit financé par les 99%. Ou alors pour tous et par tous.