La social-démocratie n'est pas morte, elle a été enterrée vivante.
Il existe des idées zombies qui peuplent nos conversations bien que mortes mais aussi des idées bien vivantes que l'on fait passer pour mortes.
La crise de la social-démocratie est diagnostiquée depuis quarante ans, mais depuis que l’on essaye de faire mieux, il semble que, en termes d’intervention publique, les choses vont moins bien. Peut-être que le contexte a été moins favorable, mais peut-être aussi que le diagnostic initial était erroné, et que l’on a tenté une thérapie de choc à cause d’une fièvre passagère.
La social-démocratie peut être entendue comme un compromis entre l’Etat et le marché. Il existe au moins deux manières de résoudre des conflits de façon non violente : le vote démocratique et les mécanismes décentralisés de marché, la fameuse «main invisible» d’Adam Smith (1723-1790). Dans la Démocratie et le Marché,Jean-Paul Fitoussi plaidait pour une complémentarité entre ces deux mécanismes de régulation. Le marché limite le caractère liberticide de l’intervention de l’Etat. L’Etat intervient en fixant les règles et en donnant des ressources, ce qui limite les conséquences néfastes du marché en termes d’inégalités, d’exclusion ou de pollution. En faisant appel à deux principes régulateurs complémentaires, la social-démocratie tente ainsi de minimiser à la fois la domination bureaucratique et la domination capitaliste.
La social-démocratie a deux ennemis. Selon le premier, l’Etat-providence, qui organise les services publics et les transferts et régule le marché du travail, a tendance à grossir d’une façon non soutenable : trop de dépenses, trop de normes. La démocratie ne peut contrôler toute seule l’Etat, car les gouvernements sont démagogues et les citoyens inattentifs. L’Etat doit être mis en concurrence avec ses voisins et contrôlé par un marché désencastré. Ces principes ont été suivis depuis quarante ans, sans succès pour la société, mais pas sans renforcer l’idée que l’Etat est le problème. Plus l’Etat est contraint, moins il est efficace et moins il est légitime comme principe régulateur. On se retrouve dans un cercle vicieux dans lequel une large majorité ne veut pas des politiques proposées, mais où cette majorité n’a pas non plus d’idée claire sur les alternatives possibles.
Il faut se méfier des révolutions illibérales
Selon le second ennemi, le ver est dans le fruit du compromis. Il faut arrêter les compromissions, se battre pour l’hégémonie culturelle. Ce courant peut être alimenté à l’infini par tous les mauvais compromis faits dans le passé, déjà parce que personne n’est entièrement satisfait d’un compromis et ensuite parce qu’avec le temps on a tendance à oublier les contraintes. L’avantage de la perspective de la révolte est que l’on peut attendre que la table soit renversée pour se mettre d’accord sur la suite. Mais l’air du temps n’est pas aux Lumières ; 1789 venait après les révolutions anglaise et américaine. Les philosophes prônaient la raison, la tolérance autant que la liberté et l’égalité. S’il faut se méfier, ce n’est pas des révolutions en général, mais des révolutions illibérales.
Qu’est-il reproché à la social-démocratie exactement ? Par social-démocratie, il faut comprendre l’idéal de régulation et non le courant politique qui défend le compromis à gauche nécessairement de façon maladroite. Historiquement, on a reproché à la social-démocratie la montée du chômage et des déficits et de n’avoir été viable que dans un moment historique de forte croissance et de menace du communisme. Mais ces dernières raisons politiques constituent une prophétie autoréalisatrice. Si la social-démocratie est en crise, c’est que l’on a arrêté de défendre cet idéal. Or, la montée du chômage, les déficits sont à l’époque en grande partie liés à des causes extérieures, notamment la forte baisse du rythme de la croissance. Cette baisse est générale quels que soient les modèles sociaux.
En Suède, la crise des années 1990 qui débouchera sur le démantèlement partiel de l’Etat-providence a été déclenchée par une… crise bancaire et immobilière due à la dérégulation mal maîtrisée du crédit. Le compromis est fragile et chaque crise le remet en cause, parfois en démantelant ce qui marchait… ce qui aboutit à la prochaine crise. Le fait que la social-démocratie ait prospéré par forte croissance dans une logique productiviste, ne dit pas qu’elle n’est pas souhaitable par faible croissance dans une logique non extractive. Au contraire, la complémentarité entre biens communs et libertés individuelles semble utile à l’organisation de la transition. Paul Krugman déplore les idées zombies, mortes, mais qui continuent à peupler nos conversations. On peut aussi déplorer que le cimetière des idées soit peuplé de pensées vivantes.
Utiliser une partie des impôts pour acheter des actifs rentables
La social-démocratie est d’autant plus un régime désirable que l’on va peut-être retrouver les conditions qui l’ont vu prospérer à la suite de la démondialisation trumpienne , remettant en cause le cadre international de coopération économique. Dans une logique de blocs, les Etats et l’Union européenne gagnent des marges de manœuvre en termes de concurrence fiscale et réglementaire. Aussi, faire passer les Etats pour faibles est plus difficile lorsqu’il faut financer une défense dissuasive. Certains opposent «welfare» et «warfare», mais les dépenses de protection sociale ont explosé après-guerre, alors même que les besoins de reconstruction étaient importants. Les dépenses publiques ne s’opposent pas entre elles, elles sont liées à la possibilité de lever de l’impôt et à l’attachement à des solutions collectives plutôt qu’individuelles. Dans une logique de reflux des logiques concurrentielles et de marché, la protection sociale et les dépenses publiques s’opposent plutôt aux crédits d’impôts et autres défiscalisations visant à déléguer aux individus aisés, fondations et entreprises les décisions de dépenses publiques dans les domaines les plus variés (recherche, financement de la culture, logement locatif…).
Avec de la volonté politique et un peu d’ingéniosité, il est possible de financer des services publics de qualité et une redistribution généreuse au sein de l’Union européenne et ce malgré la mobilité des capitaux et des marchandises. Il existe des marges de manœuvre et des assiettes fiscales mal exploitées : plus-values, héritages, foncier, surprofits. Mais mieux qu’imposer les rentes, il est préférable qu’elles soient la propriété de l’État : les autoroutes, une partie du foncier, les entreprises en monopole naturel… On devrait faire le chemin inverse à celui emprunté depuis cinquante ans et utiliser une partie des impôts pour acheter des actifs rentables, le revenu de ces actifs permettant d’augmenter le budget de l’État. Dans une logique social-démocrate plutôt que sociale-libérale, l’État doit moins inciter et plus faire ou faire faire : enseignement supérieur, recherche, petite enfance ont besoin de budget plutôt que de crédits d’impôt. Le terme «corporatiste» a mauvaise presse, mais l’État doit s’occuper des emplois pour qu’ils soient de qualité avant de s’occuper de redistribution.
La social-démocratie est une réponse raisonnable s’appuyant sur la limitation des pouvoirs. Mais l’appel à l’équilibre n’empêche ni la radicalité ni l’expression d’un populisme économique de gauche. Taxer les milliardaires n’est pas suffisant, mais probablement nécessaire. De l’autre côté de l’échelle de revenus, il s’agit de donner plus de ressources en termes d’argent et de bons emplois aux moins dotés. Cette logique de moyennisation permet d’exprimer une vision collective du bien commun dépassant les intérêts individuels et de constituer ainsi un peuple social-démocrate au niveau français et européen.
Ce billet est paru dans Libération