Que faut-il conserver du conservatisme ?
A propos de Vous avez dit conservateur ? de Laetitia Strauch-Bonart
Suite à la parution dans Le Figaro Magazine d’un entretien croisé entre la journaliste libérale et conservatrice Laetitia Strauch-Bonart et Eric Zemmour, dans lequel elle s’attaque à la gauche qui instrumentaliserait la lutte contre la pauvreté, je lui ai répondu dans Libération : «Chère Laetitia Strauch-Bonart, la gauche s’oppose aux inégalités, la droite, elle, s’oppose à la gauche». Notamment sur les propos suivants :
«Je n’ai pas l’impression que la gauche cherche à réduire la pauvreté : j’ai surtout l’impression qu’elle cherche à nuire aux riches et à promouvoir une politique fiscale confiscatoire, quel que soit son impact réel sur la pauvreté. Ce n’est qu’un exemple. L’opposé de la gratitude, c’est le ressentiment.»
Une conclusion : Que reste-t-il du conservatisme sans l’obligation de décrire les choses telles qu’elles sont ? On pourrait rajouter : A quoi sert la philosophie si elle n’oblige pas à utiliser les mots justes ?
Il n’est pas très juste de réduire une autrice ou une pensée à un entretien dans la presse. Je partage également l’objectif affiché non pas seulement de penser contre soi, mais de penser avec des personnes dont on ne partage pas les point de vue.
Vous avez dit conservateur ? de Laetitia Strauch-Bonart, est paru en 2016. Je l’avais feuilleté à l’époque. En reprendre la lecture aujourd’hui permet de sortir de l’actualité politique chaude, probablement une qualité du point de vue conservateur.
L’ouvrage est tiré d’entretiens avec Philippe D’Iribarne, Jean-Pierre Le Goff, Marcel Gauchet, Chantal Delsol, et d’autres au sujet du conservatisme. Il prend ainsi la forme d’une enquête sur ce qu’est le conservatisme, ou plutôt sur ce que veut dire être conservateur, puisque le conservatisme est défini comme une qualité plutôt que comme une doctrine politique. Le conservatisme n’existe pas en tant que tel comme théorie abstraite, c’est une disposition.
Je dois avouer que le texte a plus de qualités que dans mon souvenir de lecture rapide. Les citations sont longues, mais le texte reste fluide et agréable à lire. Le texte réussit à faire passer bon nombre d’informations et à exposer les dilemmes du conservatisme de manière claire tout en se prêtant au jeu de la progression le long de l’enquête. Pour ceux qui sont intéressés par le sujet, le livre peut servir de point d’entrée ou de référence, selon l’intensité de l’intérêt.
N’oubliez-pas ce que je viens d’écrire mais il y a quand même un mais. Je ne vais pas passer par quatre chemins : l’enquête mène à une impasse. La raison principale est le sujet même du livre (le conservatisme mène à une impasse). L’impasse n’est ni nécessairement désagréable ni inutile. On ne perd pas son temps à s’y aventurer de façon passagère. Le problème est que les conservateurs, en tant que conservateurs, sont incapables de répondre à la question “que faut-il conserver ?” parce que le conservatisme n’est pas une doctrine ou une théorie politique. Ce probème est d’ailleurs exposé dans le livre.
Le thème qui m’occupe n’est pas une croyance ni une doctrine, mais une disposition.
Quel est le contenu de cette disposition ?
Le conservatisme est donc d’abord et avant tout une disposition affective et intellectuelle.
la disposition morale et politique qui œuvre à préserver ce qui nous est cher, à commencer par l’ordre social et les institutions qui rendent cet ordre durable
…désir d’attachement à un groupe donné et volonté de préserver les conditions d’existence de ce groupe et du corps social qui le contient…
comprendre que l’héritage et la stabilité affective jouent un rôle fondamental dans la vie humaine
Le problème (c’est un problème), est que je suis d’accord avec toutes ces éléments qui caractérisent le conservatisme. Pourtant je ne me définis pas comme conservateur et on ne me définit généralement pas comme conservateur. La définition, comme qualité que chacun peut plus ou moins partager, ne semble pas assez discriminante pour être opératoire du point de vue de la classification. Le risque est de se servir du conservatisme comme d’une rhétorique opportuniste. Que faut-il conserver ? Ce que j’aime bien dans l’ordre social. Que faut-il ne pas conserver ? Ce que je n’aime pas. Si le conservatisme est la qualité des conservateurs, alors il permet de tout dire.
L’attitude conservatrice est définie comme un mélange de prudence et de pragmatisme. Avant de se débarrasser d’une institution, il faut se demander si son existence n’a pas de bonnes raisons. Entre le changement et la conservation, le conservateur a un biais pour la conservation, ce qui définit la prudence. Mais si ce qu’il faut garder du conservatisme est la prudence et le pragmatisme alors nous sommes tous quelque part conservateurs. Ces qualités ne sont pas discriminantes. Trump et J.D. Vance sont-ils conservateurs ? Personne ne les considère prudents. Ils ne semblent pas partager non plus “la disposition morale et politique qui œuvre à préserver ce qui nous est cher, à commencer par l’ordre social et les institutions qui rendent cet ordre durable”. Pourtant dans un entretien récent, l’autrice affirme se retrouver dans les thèses de J.D. Vance qui, selon wikipedia “promeut des politiques très conservatrices, notamment sur la famille”. Pourquoi pas, mais comment hiérarchiser les affects conservateurs (la famille, les institutions de la démocratie liérale) autrement qu’en faisant appel à son goût personnel ?
Le conservatisme est une disposition. Soit. Mais en règle générale, on ne passe pas son temps à disserter d’attitudes et de dispositions. Si la question est : faut-il être prudent ou non ? La réponse devrait être : cela dépend de la situation. Le choix de l’attitude à adopter dépend nécessairement du contexte. On ne peut répondre à cette question qu’en observant les faits et en jugeant sur pièce. Personne ne pense que “on n’est jamais trop prudent” est une bonne maxime en toute situation : c’est quelque chose que l’on (se) dit pour se justifier quand on est à court d’arguments.

Le conservatisme serait alors un éloge du pragmatisme.
C’est ce qui les distingue de la gauche. Face aux risques pris par la gauche, qui plaque de force, selon lui (Alain-Gérard Slama), des idéaux abstraits sur les institutions et sur la société, le conservateur se distingue par son sens du « réel » et sa capacité de gérer et de réparer.
Le conservatisme est un éloge du pragmatisme, du “réel” et/ou une aversion à la gauche plaquant de force des idéaux abstraits. Cet éloge du “réel” et du pragmatisme est paradoxalement principalement pratiqué par des philosophes et essayistes “conservateurs” dont les ouvrages ne débordent pas de faits empiriques (Strauch-Bonart, Finkelkraut, etc.).
Cela illustre une contradiction fondamentale du conservatisme par rapport au pragmatisme. Le conservatisme prône un biais systémique en faveur de la préservation de l’ordre sociale. On peut appeler cela de la prudence. Mais si le biais est systémique, on s’éloigne par construction du pragmatisme. Le pragmatisme cherche à se débarrasser des biais systémiques, y compris ceux provenant d’une utilisation abusive de l’idéologie. C’est en cela une pensée empiriste.
Il y a un paradoxe : les conservateurs pragmatiques écrivent des essais très peu empiriques tandis que les progressistes taxés d’idéologie font des sciences sociales.
Ainsi, quand Camille Peugny, comme d’autres sociologues, soutient qu’entre les années 1970 et la fin des années 2000 la reproduction sociale n’a pas diminué et suggère d’accentuer encore la dimension démocratique de l’école en en diminuant la dimension méritocratique, on frise l’absurde. C’est ce que confirme Philippe Raynaud : « les marxistes et les bourdivins trouvent la continuité sociale intrinsèquement dommageable et illégitime ».
Ici, cependant, on pourrait s’attendre à une objection légitime. Pourquoi condamner l’ABCD de l’égalité comme idéologique ou bien l’éducation postmoderne comme source d’effets pervers, mais accepter par ailleurs que l’État mène une politique favorable à la famille, ou bien soutienne la culture classique ?C’est une objection juste, mais qui fait abstraction de la distinction, essentielle, entre une intervention publique qui vise à légitimer et soutenir des pratiques antérieures à l’État moderne et qui ont fait leurs preuves, et une intervention ex nihilo et verticale, qui relève davantage d’une lubie déconstructrice et militante que d’autre chose.
En effet, on frise l’absurde. Le conservatisme est en théorie supposé être un éloge du pragmatisme mais lorsqu’il est appliqué il n’oppose à un constat sociologique (la reproduction sociale), ou à une politique publique (l’ABCD de l’égalité) que des jugements de valeur ! L’autrice oppose à la reproduction sociale… la continuité sociale. L’éducation aux stéréotypes devrait être laissée aux familles ; par contre l’État est légitime pour transmettre la culture classique. Ces jugements de valeur sont peut-être légitimes mais ils ne sont que des jugements de valeur et ne peuvent être justifiés sans autre développement par la prudence ou le pragmatisme. En quoi le conservatisme contraint la pensée de l’autrice lorsqu’elle juge des travaux de Camille Peugny ? Que reste-t-il du conservatisme s’il se réduit à des jugements de valeur, à un goût (pour la culture classique) ou un dégoût (pour la gauche) ?
Si l’on veut sortir des jugements de valeur, la question empirique devrait être : quelle est l’intervention la plus efficace pour réduire les stéréotypes de genre ? Faut-il passer par l’école ou laisser cette éducation aux familles ? Il existe toute une littérature montrant que les stéréotypes sont véhiculés par la famille mais aussi par les institutions (dont l’école). En réalité, et de façon justement très pragmatique, si la réduction des stéréotypes sexués est un objectif public, je vois mal comment faire autrement qu’avec une intervention publique. Maintenant cette intervention peut-être discutée sur une base non doctrinaire, en prenant en compte une multitude d’objectifs et de façon empirique. Mais on sait que les stéréotypes de genre ne se réduiront pas de façon spontanée en faisant confiance aux familles. On le sait par l’étude de la formation et de la reproduction des stéréotypes et des normes de genre ; on le sait par un savoir scientifique accumulé (sociologie, anthropologie…). On peut citer entre autres Françoise Héritier (Masculin/Féminin. La pensée de la différence).
D’ailleurs, la science n’a pas attendu les conservateurs pour valoriser la prudence et le pragmatisme. Pour être convaincants les chercheurs adoptent même des hypothèses dites “conservatrices”. S’il veut convaincre que sa conclusion est juste, le chercheur va prendre les hypothèses simplificatrices les plus conservatrices, c’est à dire celles qui vont contre sa conclusion. Formellement, il formule une hypothèse falsifiable : plus l’hypothèse est facilement falsifiable - et non falsifiée - plus on la considérera comme pertinente, au moins provisoirement.
L’ouvrage de Strauch-Bonart prend le chemin inverse : à vouloir coller au conservatisme, il finit par caricaturer le “progressisme”. Le conservatisme y parle seul et y triomphe sans gloire. Pourtant,
La pensée progressiste ne peut exister seule – son contrepoids est nécessaire, et dans toutes les sociétés occidentales, le dialogue entre conservatisme et progressisme est indispensable.
Mais la pensée progressiste est-elle vraiment seule aujourd’hui (même en 2016) ?
La promesse initiale de l’essai était celle d’une enquête dans une vieille maison anglaise à l’heure du grog. On se retrouve avec des personnes bourrues qui nous donnent leur avis. Finalement, il n’y a pas tromperie sur la marchandise.