Y-a-t-il une bataille sémantique que la gauche n'est pas en train de perdre ?
Bien nommer les choses ajoute à la compréhension du monde. Il existe des luttes politiques légitimes pour définir certains mots, comme « le travail », « le viol », « le terrorisme ». Ces mots ont pour caractéristiques de nommer des actes. Leur définition entraîne potentiellement des conséquences juridiques. Par exemple, définir précisément ce qui constitue un travail (quid du temps de préparation ?) protège les travailleurs de mécanismes d’exploitation.
Il existe une autre forme de bataille sémantique, autour de mots qui ne concernent pas des actes, mais des pensées comme “woke” ou néolibéral. La gauche perd ces batailles qu’elles soient lancées par la droite et l’extrême-droite ou par elle-même.
Le terme “woke”, qui a l’origine veut dire conscient des injustices a été transformé en arme (weaponisé) par la droite radicale et l’extrême-droite. On peut retourner un stigmate en l’exhibant ; à l’inverse, “woke” a été retourné, d’un terme à connotation positive (utilisé aux Etats-Unis), en un terme péjoratif voire une insulte. “Woke” est vite devenu un terme ambigu, à la fois associé à la lutte contre les discriminations, mais surtout aux excès de cette lutte. Ceci a été fait d’autant plus facilement que personne ne se revendiquait “woke” avant cette manipulation par la droite radicale, très fortement relayée par des médias complaisants. L’ambiguïté du terme est maintenant utilisée comme arme pour dénigrer tous ceux qui luttent contre les inégalités. Comme arme, “woke” a l’avantage de l’imprécision.
De l’autre côté du champ politique, la critique en néolibéralisme n’a pas la même destinée. Le terme vient du monde académique, de la science politique et de l’économie politique. Les définitions académiques actuelles tendent à converger vers « un interventionnisme d’État axé sur les mécanismes de marché ». Malgré une définition relativement précise, le terme n’est plus utilisé aujourd’hui dans le débat public que de façon péjorative et désigne de facto un excès de mécanismes de marché ou un certain économicisme. Défini ainsi comme un excès, il n’est pas possible de s’accorder sur les frontières du néolibéralisme. Où commence le néolibéralisme et où s’arrête la social-démocratie ? Si Macron est l’emblème du néolibéralisme et que Hollande l’était trop, quid de Jospin ? Rocard ? Mitterrand en 1983 ? Mitterrand en 1981 ? Depuis quand le ver est-il dans le fruit ? L’utilisation politique péjorative du terme néolibéralisme, comme arme et non comme raccourci, est un piège car elle permet les amalgames. Elle peut viser à critiquer tous les compromis sociaux-démocrates. Du point de vue de la gauche, néolibéralisme désigne moins un adversaire qu’un potentiel ennemi interne. L’anti-wokisme agace la gauche ; l’anti-néolibéralisme est une arme inoffensive contre la droite qui ne peut servir qu’à diviser. 0-2.
L’islamophobie existe-t-elle ? Est-ce un terme approprié pour décrire le meurtre d’un homme en train de prier dans une mosquée ? Faut-il lui préférer le terme “anti-musulman ?”. Si le débat est posé comme cela, il est perdu d’avance. 0-3.
Trump est-il fasciste ? Macron est-il fasciste ? Macron est-il néolibéral ou fasciste ? Peut-on être néolibéral et fasciste ? 0-4.
Le « racisme anti-blanc » existe-t-il ? 0-5
Oui, les actes à caractère raciste visant les blancs sont minoritaires et, surtout, ne relèvent pas d’un racisme structurel. En tant que blancs nous ne sommes pas discriminés à l’emploi, la promotion, le logement… Les actes racistes visant le groupe dominant peuvent être perçus comme une réaction au racisme visant les racisés. Ces actes font ainsi partie d’un même racisme, faisant système. Le score est tout de même toujours 0-5.
Y-a-t-il une bataille sémantique que la gauche n’est pas en train de perdre ? Peut-être que la gauche ne mène pas les bonnes batailles. Elle semble avoir tout à perdre aux batailles sémantiques sur les pensées. Elle ne s’en rend compte qu’aujourd’hui parce qu’elle n’était plus confrontée à l’extrême-droite depuis un certain temps et que la droite conservatrice est assez malhabile dans ces combats, justement parce qu’elle est conservatrice. L’extrême-droite a deux caractéristiques : premièrement, comme la gauche, elle lutte contre un certain ordre établi, dans son cas, celui en partie établi par la gauche ses quarante dernières années ; mais deuxièmement elle n’a que faire de cohérence et des arguments raisonnable (il suffit de lire les magazines antiwoke pour s’en convaincre). Sa stratégie, tel un pompier pyromane, est de semer la confusion, pour récolter la demande de simplicité.
Se lancer dans des batailles symboliques sur l’utilisation de tel ou tel synonyme est ainsi perdu d’avance pour la gauche. Livrer cette bataille c’est faire le choix entre garder des scrupules et de la cohérence et la perdre la tête haute, ou abandonner toute forme de cohérence ou de scrupules et la perdre avec le déshonneur. L’extrême-droite ne veut pas de délibération, de débat rationnel, parce qu’elle ne veut pas devoir être interrogée sur le fond, la cohérence. La droite n’en veut pas parce qu’elle ne veut pas de changement. Seule la gauche défend le débat rationnel sur ce que l’on veut changer en tant que société. L’extrême-droite ne veut pas engager le débat sur les idées car ces idées sont minoritaires et/ou incohérentes. Elle préfère essayer de piéger la gauche.
Prenons un exemple. Que faut-il répondre au « racisme anti-blanc » lorsque le piège est tendu par l’extrême-droite ? Une réponse de bon sens est qu’il ne faudrait pas utiliser les mots de l’adversaire. Mais dire “le racisme anti-blanc n’existe pas” utilise autant de mots de l’adversaire que de dire que “le racisme anti-blanc existe”. Il ne faut donc pas répondre dans ces termes. Répondre que, selon la sociologie, « le racisme anti-blanc n’existe pas » est doublement maladroit. Déjà, cela axe le débat sur des bases sémantiques et non sur le fond. Ensuite, si pour la plupart des sociologues, le racisme anti-blanc n’existe pas, c’est que le racisme y est défini dans ce champ comme étant un ordre social dont découle des privilèges. Avec cette définition le racisme anti-blanc n’existe pas. Mais peut-on imposer cette définition dans le débat public, lorsque cette définition n’est pas commune dans le langage courant ? Le dictionnaire de l’académie française ne fait pas référence à l’ordre social ou aux privilèges. Selon le dictionnaire, c’est une idéologie postulant une hiérarchisation des races puis, par extension, un « préjugé hostile, méprisant à l’égard des personnes appartenant à d’autres races, à d’autres ethnies. » Selon cette définition, discutable, toutes les races, ethnies, peuvent ainsi faire l’objet de racisme. C’est discutable. Mais les universitaires doivent-ils s’arroger un monopole sur la définition de mots tels que “racisme” dans l’espace public, monopole qu’ils n’ont même pas dans l’espace académique ? Par construction, dans l’espace académique, chacun peut contester des concepts et définitions, proposer ces propres définitions. S’arroger un monopole des mots dans l’espace public, est, il me semble, ouvrir la porte à la critique, d’autant plus inefficace que le monopole est de facto contesté.
Que faire ? Chacun continuera à faire comme il veut, et c’est bien à la fois une force et une faiblesse face à une extrême droite coordonnée. Il me semble qu’une désescalade dans la bataille sémantique serait souhaitable. Il y a des questions auxquelles il ne faut pas répondre par oui ou par non. Cela n’empêche pas d’expliquer par exemple le racisme systémique, ou les divers mécanismes de dominations.
L’“hégémonie” ne sera pas atteinte en utilisant les recettes de l’extrême-droite, qui ne les a pas apprises de Gramsci. Cette idée, habilement diffusée, implique que ces techniques pourraient être copiées par la gauche puisque l’extrême-droite les lui a volées. Cette idée a déjà causée beaucoup de tort.