Le gouvernement a annoncé un grand plan de réforme des titres-restaurant. D’après le ministre de l’économie, Eric Lombard sur Linkedin :
Parmi les propositions : la numérisation complète pour en finir avec les tickets papier, un enregistrement plus simple pour nos commerçants et surtout, une utilisation plus souple, sur tous les produits alimentaires, y compris le dimanche. Ces mesures seront débattues au Parlement. Des mesures de bon sens, qui suivent les usages des Français.
Il sera ainsi possible d’utiliser la carte tickets-restaurant un peu comme sa carte bleue, mais seulement pour les produits alimentaires.
Il faut se méfier du bon sens des hommes politiques. Pour tous ceux qui ont un budget alimentaire (restaurants+commerces) égal ou supérieur au montant de tickets-restaurant reçu chaque mois, cette contrainte est très peu restrictive. Il est ainsi possible pour la plupart des salariés de ne pas changer sa consommation et de seulement payer ses courses alimentaires en tickets-restaurant. D’où la question du titre de ce billet: à quoi servent au juste les tickets-restaurant ? Pourquoi ne pas payer l’équivalent, désocialisé, défiscalisé, directement sur la fiche de paie ?
La nouvelle de la réforme a plu aux marchés financiers, Edenred, anciennement “Ticket Restaurant” a gagné 7% à l’annonce, passant à une capitalisation boursière de 6,3 milliards d’euros, soit plus de la moitié que Carrefour (9,4 milliards) ou Renault (11,6 milliards).
Edenred a rejoint le CAC40 en 2023.
Pourtant en 2019, l’entreprise avait été condamné avec d’autres entreprises pour ententes pour un total de près de 415 M€. Selon l’Autorité de la concurrence (2019) :
entre 2010 et 2015, Edenred France, Up, Natixis Intertitres et Sodexo Pass France se sont échangés tous les mois, par le biais de la CRT, des informations commerciales confidentielles portant sur leurs parts de marché respectives, ce qui a permis de restreindre la concurrence entre eux ;
entre 2002 et 2018, Edenred France, Up, Natixis Intertitres et Sodexo Pass France ont adopté une série d’accords ayant pour objet de verrouiller le marché des titres-restaurant en contrôlant l’entrée de nouveaux acteurs et en s’interdisant réciproquement de se lancer dans l’émission des titres dématérialisés (sous forme de carte ou d’application mobile). Ces pratiques ont porté atteinte à la concurrence et freiné le développement en France de l’innovation technologique, avec les titres-restaurant dématérialisés.
Aujourd’hui, on voit l’intérêt des titres-restaurant pour les actionnaires d’Edenred et de ses “concurrents ” et anciens partenaires de cartel : ils se font une marge sur les transactions et sur les titres non dépensés. Les actionnaires d’Edenred anticipent de recevoir l’équivalent de 6 milliards d’euros en dividendes dans les années à venir. En 2024, le résultat d’exploitation est de 1 milliard.
Mais quel est l’intérêt pour l’ensemble des salariés par rapport à recevoir cette somme, non pas sur une carte Edenred, mais sur leur fiche de paie ? Les services bancaires sont très utiles à l’économie. Toutefois, les salariés ont déjà une carte bancaire, pourquoi les forcer à avoir une deuxième carte bancaire et multiplier les frais de gestion (Edenred a 12 000 salariés) ? A quoi sert cette bureaucratie ? (Les mutuelles posent le même problème mais c’est une autre question).
Le chiffre d’affaires d’Edenred, 2,8 milliards, doit bien être prélevé quelque part dans l’économie. Précisément, Edenred prélève sa marge sur les transactions, de façon peu visible pour les travailleurs mais plus pour les restaurateurs qui doivent réduire leur marge ou augmenter leurs prix. En contrepartie, les restaurateurs ont l’avantage que ces dépenses sont fléchées au moins symboliquement. Mais ce fléchage est de plus en plus symbolique s’il est possible de dépenser les tickets dans le commerce. Aussi, le “fléchage” enlève des dépenses aux autres secteurs de l’économie. Par construction ces dépenses en moins sont invisibles.
Initialement, en 1962, l’inspiration des titres-restaurant est anglaise. L’objectif des luncheon vouchers créés au début des années 50 était de favoriser une bonne alimentation en affectant un minimum de dépense. En France, une dizaine d’années plus tard, l’idée est de créer un avantage social alternatif au restaurant d'entreprise, tout en incitant au maintien de ces cantines.
Ces justifications initiales n’ont plus vraiment de sens à notre époque. Aujourd’hui, la bonne alimentation ne dépend pas de l’affectation d’ une part de salaires dans des dépenses de restauration ou de produits alimentaires. On peut dépenser ses titres-restaurant au fast-food. Les salariés peuvent être contraints financièrement, mais pas nécessairement spécifiquement sur l’alimentation. Flécher une partie de leur dépense n’a plus le même sens que dans les années 50.
Pour être bien alimentés, en bonne santé, bien logés, les plus vulnérables ont plus besoin d’argent que de titres-restaurant. Avec de l’argent, ils peuvent arbitrer à la fois selon leurs besoins et selon leurs ressources. Comme cela, il est possible d’acheter des volets pour s’abriter de la chaleur. C’est pour cela qu’il faut verser de l’argent aux pauvres plutôt que de leur donner des titres-restaurant ou chèques-vacance. Faire partir dans la même colonie enfants de cadres et d’ouvriers n’a pas le même sens que donner des chèques-vacances à tout le monde.
Étrangement, la couche de bureaucratie supplémentaire que représente, censée être redistributive et payée en grande partie par l'employeur, n'est pas dénoncée par les libéraux et conservateurs au pouvoir. Pourtant, on a du mal à voir d’où provient la création de richesse dans cette activité représentée au CAC40.
Une proposition de loi, simple, pourrait ainsi permettre aux salariés d’être payés soit en titres-restaurant, soit directement sur leur fiche de paie le montant équivalent avec les règles équivalentes et la défiscalisation équivalente.
L'idée - pas si radicale - est de verser cet élément de salaire sur la fiche de paie et de se passer des intermédiaires (la capitalisation de 6 milliards ne concerne que l’argent versé aux actionnaires et ne tient pas compte du budget publicité, des salaires inutiles et du coût en consultants que ces entreprises emploient pour leur lobbying). Où sont les libéraux quand on en aurait besoin ?