Faut-il exagérer les émissions des riches pour refroidir la planète ?
Convergence des luttes et représentations biaisées
“200 navires de croisière polluent plus que toutes les voitures d’Europe” (Ouest France), “Les 50 milliardaires les plus riches du monde polluent plus que 1,3 milliard de personnes dans le monde, uniquement via leur patrimoine financier” (Oxfam).
Mon intuition est que ces hyperboles sont "contreproductives" surtout parce que beaucoup de gens finissent par les croire.
Commençons par les faits : les chiffres qui circulent sont souvent exagérés, trompeurs, ou tirés par les cheveux donc génèrent une représentation fausse.
Dans l’exemple de Ouest France, les navires émettaient plus d’oxyde de soufre que les voitures. L’oxyde de soufre est un polluant nocif mais ce ne sont pas les émissions ou la pollution dont on parle d’habitude (les gaz à effet de serre). Omettre de le mentionner est au mieux trompeur, mais peut-être considéré comme un mensonge par omission.
Les “10 multinationales” qui polluent sont des compagnies pétrolières... mais ce ne sont pas les compagnies ou leurs actionnaires milliardaires qui polluent, ce sont les voitures, les avions, la consommation de viandes rouges, les chaudières à gaz, etc. Attribuer les émissions aux actionnaires est trompeur dans la mesure où si l’État, dans une logique collectiviste, ou les salariés, dans une logique d’autogestion, prenaient le contrôle de ces compagnies, le problème ne serait en rien réglé. Les pétroliers continueraient à naviguer, les stations services continueraient à être approvisionnées, les voitures à rouler. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans les pays où les compagnies pétrolières sont des propriétés de l’État et non d’actionnaires milliardaires. Or, le coût de la transition pèse sur les consommateurs, proportionnellement au volume de carbone inclus dans leurs consommations. Les actionnaires peuvent juste changer le poids de leur portefeuille d’actions.
Oxfam et d’autres attribuent une partie des émissions aux actionnaires. Il y a donc des maisons de retraite en Floride qui agrègent les plus forts taux d'émissions au monde, alors même que les pensionnaires ne quittent jamais la pension.
Pourquoi exagérer ? L’objectif est de faire converger la lutte écologique et la lutte sociale. C’est une mauvaise manière de faire. La bataille pour l'hégémonie culturelle ne peut être gagnée en faisant converger des luttes de manière artificielle. Le faire, c'est s'empêcher d'agir, car les politiques publiques pour arrêter de réchauffer la planète vont peser sur tous.
Est-ce qu’Oxfam exagère la contribution des ultra-riches ? Il suffit de regarder la couverture et le titre du rapport “Carbon Inequality Kills. Why curbing the excessive emissions of an elite few can create a sustainable planet for all” (2023) et le graphique ci-dessous en page 6 de ce même rapport. Le graphique entend manifestement montrer une grande concentration des émissions et insiste sur la part des émissions liées aux 10% des plus aisés : les 10% les plus aisés au monde contribuent pour 50% des émissions de carbone. C’est le titre du graphique. Mais 10% de la population mondiale c’est 800 millions de personnes ! C’est plus que l’Union Européenne (450 millions), les Etats-Unis (335 millions) et le Royaume-Uni (70 millions) combinés. Il est donc probable que la plupart des lecteurs du rapport d’Oxfam (ou de mon billet) soient dans le rouge (les 10% des plus aisés mondiaux) ! Cette réalité est occultée par la discussion du rapport qui prend son temps pour décrire la vie aérienne des trois personnes les plus riches au monde…
Sur ce graphique, la contribution des 80 millions de personnes les plus aisées au monde (top 1%) est en rouge très foncé (figure 2 dans le rapport). Le graphique suivant détaille le mode de vie des 3 personnes les plus aisées au monde.
Nous sommes les 10% globaux
Si l’on se fie au graphique ci-dessous, entre 30 et 40% des individus dans les pays les pays aisé (US, DE, UK) font partie des 10% les plus riches mondiaux (p90 world). On peut remarquer sur le graphique que les inégalités mondiales en termes de revenus sont extrêmement élevées. Environ 10% de la population mondiale vit avec moins 70 dollars par mois, 10% vit avec plus de 3500 dollars. Dans ces conditions, et comme les émissions de GES sont corrélées avec le revenu, il n’est pas étonnant que les émissions soient concentrées. Si les revenus étaient moins concentrés… les émissions seraient moins concentrés mais cela ne dit pas qu’elles seraient plus faible.
D’ailleurs, toutes choses égales par ailleurs (et de façon anecdotique), si les émissions marginales des plus aisés sont plus faibles par euro supplémentaire que celles des moins aisés, alors une redistribution monétaire des plus aisés vers les moins aisés… accroit les émissions.
En France, un revenu (avant impôt sur le revenu) de 3000 euros par mois vous fait rentrer dans les 30% les plus aisés français et les 10% les plus aisés mondiaux (World Inequality Database).
Manifestement, le problème dépasse les élites few et les problèmes de Yacht et de jets privés ou les 50 personnes les plus riches du monde (il faut 800 millions de personnes pour arriver à 50% des émissions selon le rapport).
Il est un peu indécent pour la classe moyenne occidentale de proclamer “nous sommes les 99% mondiaux” alors qu’objectivement ses conditions de vie (et ses émissions) sont plus proches des 1% du haut (en dehors des milliardaires que des 1% du bas (voir à ce sujet : En finir avec les 99%). Un slogan plus honnête serait : “nous sommes les 49%”, nous sommes parmi les plus privilégiés, nous émettons plus que la moyenne et devons faire les efforts adaptés”.
Pensée magique
Exagérer les émissions des riches, ou cacher que les riches c’est nous, ne refroidira pas la planète :
(1) D’un point de vue des politiques publiques, le problème est qu’il existe une incompréhension lorsque les citoyens éclairés par ces représentations biaisées découvrent que les politiques publiques visant la décarbonation ont un coût pour eux. Ils pourraient en effet légitimement penser que l’effort doit être limité à l’elite few, aux 1%.
(2) Le risque inverse est que les gens ne croient plus les chiffres produits. Or la pollution par les émissions de GES étant invisible, avec des effets visibles mais retardés, une forte confiance dans la science et la production d’impact chiffré, est très probablement requise pour obtenir le consentement de la population et la volonté des élus à la transition.
(3) Le pire est que ces représentations biaisées sont vues surtout par des gens de gauche. En plus de freiner les politiques publiques, cela induit une partie de la gauche en erreur (par rapport aux politiques publiques viables)... et divise la gauche, sur le constat et donc la stratégie. Même d’un point de vue strictement politique, cette stratégie est une impasse.
La pensée magique ne refroidira pas la planète. Or les deux expressions suivantes relèvent de la pensée magique:
(1) l’écologie sans lutte anti-capitaliste, c’est du jardinage.
(2) “Fin du mois. Fin du monde. Fin des ultras-riches. Même combat” (Morena, 2023).
Ce n’est pas le même combat. Si c’était le même combat, on leur donnerait le même nom. Il existe des dilemmes dans les luttes sociales et écologiques. Il existe des dilemmes dans les luttes sociales. Il existe des dilemmes dans les luttes écologiques. Affirmer le contraire, et faire converger les luttes de manière artificielle, en masquant les dilemmes, ne les fera pas disparaitre. Le fait d’avoir plusieurs objectifs distincts (réduire les inégalités, réduire l’extraction) implique des convergences et l’existence de dilemmes.
Retour au réel
La richesse et les émissions de GES ne sont pas si concentrées que s’attaquer aux ultra-riches ferait disparaitre les dilemmes. C’est d’autant plus vrai pour les émissions: la part des émissions carbone des plus aisés est plus faible que leur part de revenus. La raison est facile à comprendre. Une voiture de luxe n’émet pas 5 fois plus qu’un SUV Dacia, une bouteille de vin à 100 euros n’émet pas 10 fois plus qu’une bouteille à 10 euros. Aussi, la consommation des plus aisés comprend beaucoup de services, peu émetteurs en carbone. A l’inverse, les dépenses d’énergie (essence, gaz) des moins aisés est plus grande en proportion de leurs revenus. Par conséquent une taxe carbone, ou simplement l’augmentation des coûts de l’énergie, pèse plus sur les plus pauvres, en % de leurs revenus, que sur les plus aisés.
Le tableau ci-dessous illustre ces effets pour la France (Malliet, 2020). Les plus riches émettent plus (40,4tCO2e en moyenne pour le décile le plus élevé). Mais les émissions totales des 10% les plus aisés ne sont pas si élevées (elles représentent 16% du total, ou 1,6 fois plus que la moyenne). Le rapport interdécile (D10/D1) des émissions est de 40,4/15,2 = 2,6 alors que celui du niveau de vie est de 53,4/3,9 = 13,5. Même si les deux problèmes sont liés, la concentration des richesses est un problème 5 fois plus important en France que la concentration des émissions parmi les plus riches.
Il existe des gros émetteurs en dehors des 10% ou 1% les plus aisés, ceux qui font de longues distances en voiture ou prennent l’avion. Ce n’est pas un jugement moral : prendre l’avion pour aller prendre soin de ses parents éloignés n’est pas plus ou moins moral selon son niveau de revenu. Il n’existe pas de seuil de richesse au-delà duquel les consommations se font sans contrainte et en-dessous duquel elles sont contraintes par le manque de ressources, les décisions des élites ou l’aliénation publicitaire. Personne ne met le couteau sous la gorge des personnes qui prennent l’avion pour passer des vacances à Tenerife, que ce soit en hôtel 5* ou en hôtel-club low-cost. Et ces consommateurs riches ou pauvres ne votent pas nécessairement non, en tant que citoyens, pour des partis proposant de limiter l’aviation.
Paradoxe de la démocratie et rhétorique populiste
On a une tendance à se défausser confortablement sur des élites. C’est le paradoxe de la démocratie. La démocratie c’est le partage du pouvoir. Si on partage le pouvoir de manière égale entre près de 50 millions d’électeurs, alors chacun a un 50 millionième du pouvoir. Avec un pouvoir si faible, l’intérêt de s’intéresser à la chose publique est faible. Mais si certains s’intéressent à la chose publique et d’autres non, alors le partage du pouvoir n’est plus égal. Dans ces conditions, il ne peut y avoir de démocratie complète, de parfait partage du pouvoir.
Nous sommes les 99%. Nous ne sommes responsables de rien. C’est de la faute des élites. Il suffit de remplacer les élites…par nous.
Face au paradoxe de la démocratie, l’attrait d’une rhétorique populiste qui promet de remplacer les élites par “nous” peut être grand. Les ultra-riches à gauche, les immigrés à droite servent alors de bouc-émissaire permettant de réduire les conflits internes. Il existe une différence morale dans l’utilisation de ces boucs émissaire bien sûr : d’un certain point de vue il est plus moral de s’attaquer aux forts qu’aux faibles ? De plus à gauche l’exclusion des 1% de la communauté (“nous sommes les 99%) n’est que symbolique, alors qu’à droite la menace est bien réelle. Donc pourquoi ne pas utiliser les ultra-riches comme bouc émissaire ? La politique se fait souvent en opposition et la trop grande concentration de richesse pose des problèmes réels (notamment sur la démocratie avec la concentration des médias et des réseaux sociaux, voir les travaux de Julia Cagé).
Le problème n’est pas tant l’utilisation de la figure symbolique de l’ultra-riche comme bouc émissaire à des fins politiques (quoique elle n’est probablement pas efficace si tout le monde comprend que c’est pour le symbole). Le vrai problème est lorsque l’on commence à croire nous-même à nos propres représentations biaisées, et lorsque l’on commence à utiliser ces miroirs déformants comme feuilles de route.
Or la focalisation sur les 1% pousse à réfléchir au niveau d’une intersection ce qui réduit l’efficacité des politiques. Le mot d’ordre “il est temps de faire payer les riches pollueurs” (Oxfam) exclut une partie des riches et une partie des pollueurs de sorte qu’aucun des deux problèmes n’est pris en compte entièrement.
Au lieu de réfléchir à l’intersection des riches et des pollueurs, il est préférable d’être à la fois plus spécifique (quant à l’objectif) et plus extensif (quant aux personnes concernées par cet objectif) :
Time to make the rich (and the less rich) pay their fair share of taxes.
Time to reduce all emissions.
Et pour le message politique, peut-être qu’un autre populisme est possible, un qui exagère les attraits d’une société désirable plutôt que les traits d’un bouc émissaire?