Mon dernier billet (Faut-il exagérer les émissions des riches pour refroidir la planète ?) a fait réagir. La plupart des réactions négatives sont du même ordre, et je vais donc y répondre ici.
L’argument du billet était le suivant : en exagérant les émissions de gaz à effet de serre des 1%, nous nous trompons nous-même car nous finissons par croire à nos propres manipulations. Nous finissons par croire qu’il est possible de résoudre le problème par un remède miracle visant les 1%. En réalité, les émissions de carbone ne sont pas si concentrées et se focaliser sur les plus riches est très très nettement insuffisant. La conclusion est la même que celle de la Bible ou de Kant : il ne faut pas mentir.
Les réactions sont les suivantes :
“Dans votre vision, il n'y a pas de groupes sociaux + influents que d'autres ? Pas de rapport de force?”
“Les riches façonnent les désirs, les modes de vie”
“Les capitalistes créent des envies, aussi…”
“Le choix collectif de la voiture, ce n'est pas quand le consommateur individuel achète une voiture, c'est quand on construit une route plutôt qu'une ligne de train.”
Ces affirmations contiennent une part de vérité et mon propos n’est pas de balancer la sociologie ou les rapports de force par la fenêtre. Il existe des rapports de domination ; même en démocratie, chacun n’a pas le même poids dans les décisions publiques. Certes. Mais ces effets ne sont pas quantifiables. En tout cas, ils ne permettent pas de répondre à la question des émissions des riches de manière quantifiable. Comment prend-on en compte le fait que les capitalistes créent des envies ? Que l’État a choisi la route plutôt que le train ? Comment prend-on en compte le degré de réticence ou de bonne volonté de la population ? Il existe des gens qui manifestent et qui votent pour des politiques plus favorables aux voitures, et ils ne sont pas tous contraints d’habiter à 50km de l’usine où ils font les trois huit (pour répondre à un autre commentaire). Comment rendre contre du poids de ces personnes sur les décisions publiques ? Cela semble impossible. Si l’on veut compter, il faut bien réduire le problème à des choses quantifiables.
La comptabilité a pour objet de représenter fidèlement des faits. Elle le fait de façon conventionnelle. Mais les conventions ne doivent pas être arbitraires : même si elles sont discutables, elles doivent pouvoir faire l’objet d’un accord large (tout ceci est également vrai pour la science). La comptabilité est apparue probablement avec les premiers échanges marchands. Dans un contexte d’échange volontaire, la comptabilité n’a d’intérêt que si les deux groupes qui procèdent à l’échange lui font confiance. Elle doit persuader l’autre que “ah oui j’avais oublié que tu m’avais transmis ces pommes et que je t’avais promis ces navets en échange” (dialogue fictif).
La comptabilité carbone est une convention. On ne peut écrire “les 1% les plus aisés (“les 1%) émettent autant que les 2/3 de l’humanité” (Oxfam) sans conventions. Les 1% sont une abstraction. Les “1%” ne constituent pas un groupe séparé de la société. Les “1%” sont nombreux : 800 millions. Aussi, les 1% les plus aisés au niveau mondial ne vivent pas tous dans le même pays : ils vivent aux États-Unis, dans l’Union Européenne, au Royaume-Uni, en Suisse, au Japon, en Chine, dans les Émirats, etc. Certains sont chefs d’entreprise, d’autres sont sportifs ou traders, d’autres ont hérité de leurs parents ou de leurs conjoints et détiennent aujourd’hui un portefeuille d’actions. Certaines travaillent, d’autres sont à la retraite. Certains sont à la retraite en n’ayant jamais travaillé ou exercer quelconque responsabilité. Certains font le tour du monde en jet privé et d’autres restent dans une pension de retraite toute l’année. Les 1% ne constituent ainsi ni un groupe social partageant les mêmes intérêts, ni un groupe homogène. C’est également vrai lorsque l’on fait cette même opération dans un même pays (les 1% des français les plus aisés) mais c’est moins vrai car les 1% des français les plus aisés ont plus d’intérêts en commun, en termes de fiscalité par exemple.
Les 1% sont une abstraction potentiellement utile, mais on ne peut mesurer les émissions des 1% directement. Pour mesurer les émissions des 1%, il faut nécessairement une méthode pour individualiser les émissions. Il faut prendre l’ensemble des émissions globales et les attribuer, de façon conventionnelle mais non arbitraire, à des individus (foyers ou ménages). Mais si l’on décide d’affecter des émissions à des individus, alors on est obligé d’abandonner les mécanismes du type “oui mais les capitalistes créent des envies”. On ne peut pas tout mettre dans un bilan comptable. On peut à la fois garder ce mécanisme dans un coin de la tête, mais quand même procéder à une comptabilité qui permet de répondre à la question “qui émet quoi ?”. Pareil pour le “choix collectif de la voiture” : on ne peut remonter toutes les causes et toutes les responsabilités. Autrement on risque d’attribuer une grosse partie des émissions actuelles à des décisions prises par des personnes qui ne sont plus vivantes aujourd’hui. C’est intéressant si on veut écrire un livre d’histoire mais pas si on veut répondre à la question “qui émet quoi ?”.
La comptabilité a pour objectif de sortir des jugements moraux, des intuitions et des apparences, afin de donner une représentation partielle mais fidèle de faits. L’objectif n’est pas que cette comptabilité colle aux intuitions de ceux qui la font. Et il ne faut pas tirer de conclusions morales de cette comptabilité. Trop souvent les conclusions sont de la forme suivante (je grossis le trait) :
- “les riches polluent plus que les pauvres” → les riches sont coupables.
- “les pauvres polluent plus que les riches” → les pauvres sont contraints.
Le “misérabilisme”, qui prive les pauvres de leur libre-arbitre, s’étend désormais… aux 99% globaux. Cela permet aux 2% les plus aisés de s’exonérer de toute responsabilité et de se mettre dans la même catégorie que les 1% les plus pauvres. Le problème n’est pas qu’une question de stratégie politique. La question n’est pas : “est-il judicieux d’utiliser les 1%, les ultra-riches comme ennemi politique?” pour reprendre le terme de Carl Schmitt et Chantal Mouffe. C’est avant tout un problème concret de politique publique. Si l’on suppose que les riches sont les seuls à être pleinement responsables de leurs consommations, et que par conséquent les politiques publiques ne ciblent que les riches, alors elles seront nécessairement décevantes.
Si on connait les conclusions avant de compter, alors autant ne pas compter. On peut décider que les émissions sont entièrement la conséquence de choix collectifs et n’agir qu’au niveau collectif. Alors devrait-on compter les émissions de carbone et les attribuer de façon individuelle? Ma réponse est : oui, pour deux raisons.
Premièrement, parce qu’attribuer les émissions aux consommations et les consommations aux consommateurs a un sens logique, mais aussi moral (même si d’autres attributions sont possibles). On ne peut nier la part de libre-arbitre de celui ou celle qui prend l’avion pour aller à Tenerife (pas que dans les 1%), de celui ou celle qui décide d’habiter un peu plus grand un peu plus loin et de faire un peu plus de voiture le matin (pas que dans les 1% et pas que ceux qui sont contraints financièrement), de celui ou celle qui mange de la viande deux fois par jour, et de la viande rouge tous les deux jours. Or ces émissions quotidiennes liées au logement, au transport, à l’alimentation constituent la grande partie des émissions. “On est conditionné par la publicité ou par le compte Instagram de telle célébrité” n’est pas une défense recevable. Peut-être que disons les 10% les plus pauvres ont une consommation tellement contrainte que les choix individuels pèsent très peu dans les émissions individuelles. Mais quid des 89% restants ? On ne peut à a la fois dénoncer “la société de consommation” et enlever toute responsabilité au consommateur. Même si ce n’est pas la seule représentation possible, l’attribution des émissions aux consommations et des consommations aux consommateurs est une représentation légitime, cohérente, non arbitraire.
Deuxièmement, il est utile de compter les émissions de carbone de façon individuelle selon une logique de consommation, non pas pour dénoncer untel ou untel, mais pour répondre à des questions telles que : sur qui reposerait une “taxe carbone” ? Sur qui pèserait le coût d’une interdiction d’émissions de gaz à effets de serre ? Au premier ordre, les réponses à ces deux questions sont proches : ceux qui payent la taxe sont ceux qui bénéficient de la consommation et ce sont également eux qui supporteraient le coût d’une interdiction. En l’absence de politique publique qui compenserait l’intégralité du coût de la transition, c’est l’automobiliste, l’utilisateur d’une chaudière à gaz, celui qui consomme de la viande rouge qui supportera le coût de la transition. C’est en soi une information intéressante, qui en plus risque de servir car il est peu probable que les pouvoirs publics prennent en charge l’intégralité du coût de la transition pour tout le monde (ou qu’ils arrivent à en transférer la charge sur les seuls ultra-riches). Mais cela ne présume pas de la manière dont ces coûts devraient être compensés par les pouvoirs publics pour les uns ou pour les autres, selon la nature des besoins, ni de la contribution fiscale demandée aux plus aisés.
Il est donc utile de comptabiliser les émissions individuelles. J’expliquerai dans un prochain billet pourquoi les attribuer individuellement dans une logique de consommation est non seulement légitime, mais est aussi probablement la seule façon cohérente de les attribuer à des individus. Pour résumer : la plupart des consommations sont individualisables, justement parce que l’on vit dans des sociétés de consommation. Par contre, la comptabilité individuelle selon une logique de production pose deux problèmes : il est difficile d’individualiser la production ; la production n’est pas une fin en soi. En effet, la cause finale de la production est la consommation, de même que la cause finale de la construction d'une maison est d'abriter ceux qui vont y habiter. Cela reste vrai dans le capitalisme.